Rétro-Vuelta 1984 : Caritoux, la victoire pour six secondes

Rétro-Vuelta 1984 : Caritoux, la victoire pour six secondes

En 1984, Eric Caritoux s’est imposé sur la Vuelta au nez et à la barbe des coureurs espagnols avec six petites secondes d’avance sur Alberto Fernandez, le plus petit écart jamais enregistré dans un grand tour. Une performance trop souvent occultée. Elle vaut pourtant la peine de s’y attarder car la dernière semaine de ce Tour d’Espagne eut parfois des allures de corrida, dont Eric Caritoux semblait alors la victime toute désignée. Cette Vuelta singulière traîne aussi avec elle l’ombre d’une tentative de corruption et a trouvé un prolongement cruel avec la mort accidentelle d’Alberto Fernandez et de son épouse, quelques mois plus tard.

Eric Caritoux revient avec nous sur cette victoire inattendue, ainsi que Pedro Delgado et Peio Ruiz-Cabestany, alors figures montantes d’une nouvelle génération de l’autre côté des Pyrénées et eux aussi acteurs de ce 39e Tour d’Espagne.

Avril 1984. Au pied du Mont Ventoux, Eric Caritoux travaille dans ses vignes. Une habitude dès qu’il est chez lui. Professionnel depuis un an et demi, le jeune coureur de 23 ans est aussi, et pour longtemps encore, « le vigneron de Flassan ». Une double vie parfaitement assumée. Nous sommes alors à 48 heures du départ de la Vuelta et le provençal n’a pas vraiment la tête à un Tour d’Espagne auquel il ne doit pas de toute façon participer.

Soudain le téléphone sonne chez les Caritoux. A l’autre bout du fil, Jean de Gribaldy. « De Gri » pour les proches. Le Vicomte, comme on l’appelait aussi (il l’était réellement), personnage incontournable et atypique du cyclisme français durant trois décennies, dirige alors l’équipe Skill dont Sean Kelly est la vedette. En début d’année De Gribaldy a décidé de faire courir les trois grands tours à l’irlandais et ce dernier acquiesce. Mais au sortir de la campagne de classiques, fatigué, l’Irlandais renonce au Tour d’Espagne. Comment lui en vouloir ? Il vient de faire une razzia mémorable : Paris-Nice, Critérium International, Tour du Pays Basque, Paris-Roubaix, auxquels il finira par ajouter Liège-Bastogne-Liège. Pas de Vuelta donc pour Kelly, ni pour l’équipe Skill. Néanmoins devant la perspective d’avoir à dédommager les organisateurs, le Vicomte qui est du genre économe (pour ne pas dire avare), se ravise. «Il a mis sur pied une équipe au dernier moment. Il me demande de prendre le train à Avignon et de monter à Genève chercher l’avion pour rejoindre le départ de la Vuelta au plus vite ».

Pas le temps de tergiverser. Pour autant, ce changement de dernière minute ne perturbe pas plus que cela le jeune coureur français. «Ça ne me dérangeait pas, au contraire j’étais content d’aller courir. Avec De Gri on avait l’habitude, il n’y avait pas de programme, on faisait au jour le jour. Quand on marchait bien on enchaînait les courses, mais si on marchait moins bien on pouvait rentrer à la maison pendant trois semaines, jusqu’à ce qu’il nous rappelle ». En bouclant sa valise, Eric Caritoux est alors loin d’imaginer qu’il va triompher dans quelques jours à Madrid.

«Pas de grand discours avec de Gri »

Ce cyclisme des années 80 peut déjà sembler lointain à certains. C’est encore celui d’avant les oreillettes, les capteurs de puissance ou les briefings matinaux dans les bus aux vitres teintés. «Pas de grand discours avec de Gri, il parlait peu. C’était plus sa présence ou sa façon d’être qui donnait la motivation aux coureurs. Par exemple en montagne, si le matin il nous donnait des roues plus légères on savait qu’il nous faisait confiance ce jour là. Pendant cette Vuelta, nous n’avons jamais fait une réunion pour parler de tactique de course. Et le reste du temps, la seule chose qu’il nous disait en début d’année c’était qu’il fallait être présent dans toutes les échappées mais ne pas trop rouler, car on avait Kelly qui pouvait gagner au sprint. C’était une fois sur le vélo qu’on faisait un peu nos plans ». Si la manière de travailler du vicomte pouvait parfois faire sourire, ce dénicheur de talents était pourtant en avance sur son temps concernant la diététique, ou bien en matière d’entraînement, en préconisant des sorties plus courtes au lieu d’une simple accumulation de kilomètres.

Au départ de ce 39e Tour d’Espagne, le coup de force de Bernard Hinault sur la route d’Avila l’année précédente est encore dans toutes les mémoires, mais cette fois le Blaireau n’est pas là. L’affiche en prend un coup. C’est dans le contingent local (7 équipes sur les 13 au départ) qu’il faut chercher les principaux favoris, avec entre autres, les Arroyo, Lejarreta, Fernandez, Gorospe, Delgado ou Belda. Côté étranger, Francesco Moser, qui vient de faire progresser le record de l’heure et la science à Mexico en début d’année ou Giuseppe Saronni. Mais les deux italiens ont plutôt la tête au Giro. Les colombiens de leur côté découvrent la Vuelta avec Edgar Corredor et Patrocino Jimenez, 16et 17e de leur premier Tour de France l’année précédente.

Eric Caritoux fait pour sa part un peu figure d’inconnu aux yeux du public espagnol et débarque sur la course sans pression. «Je me disais simplement pourquoi pas viser une arrivée au sommet et peut-être faire dans les 10 au général. L’année d’avant j’avais bouclé mon premier Tour de France à la 24e place et je venais de faire 6e au Pays Basque et 8e à Paris-Nice en roulant pour Kelly ».

Moser de justesse

Cette Vuelta débute avec le succès de Francesco Moser lors du prologue. La logique est respectée pour le tout nouveau recordman de l’heure, mais Peio Ruiz Cabestany a failli créer la surprise. Le jeune néo-professionnel basque, excellent rouleur, n’est battue que de neuf secondes. « A l’arrivée je ne pensais qu’au temps de Gorospe. Je croyais que Moser était venu en dilettante et j’ai vraiment cru prendre le maillot alors que je ne devais pas être là en principe. Normalement il était prévu que je fasse les Jeux Olympiques cette année là, mais la Fédération espagnole a dit qu’il n’y avait pas assez d’argent pour préparer une équipe correctement. Résultat, on nous a laissé passer passés professionnels plus tôt ».

Francesco Moser revêt donc le premier maillot amarrillo et conserve le paletot durant la première semaine. « J’ai bien espéré le prendre, en me disant que Moser allait lâcher prise quand la montagne se pointerait, mais je me suis fait avoir dans une étape de plaine, piégé dans une bordure et j’ai perdu du temps. J’étais jeune et je ne l’ai pas vraiment vu venir ». Le métier qui rentre, mais le coureur de Saint-Sébastien finira tout de même sa première Vuelta à une très honorable 15e place.

C’est sur la route de Rassos de Peguera (7e étape), que les coureurs ont leur premier rendez-vous avec la montagne. Eric Caritoux saisit sa chance, part à l’offensive avec Pedro Delgado et le colombien Corredor. Ils vont au bout. Au premier l’étape et au second le maillot. Derrière, Alberto Fernandez a déjà cédé une minute, Moser cinq, Gorospe six et Lejarreta dix. Caritoux se retrouve deuxième du classement général, mais pas de quoi encore s’enflammer. «Je ne pense pas du tout alors gagner la Vuelta. Par contre finir dans les cinq, je me dis que c’est peut-être jouable. En réalité je prenais un peu au jour le jour. Après Rassos de Peguera, je vais surtout essayer de ne pas prendre de cassure et ne pas perdre de temps en attendant la prochaine arrivée au sommet ».

De son côté, Pedro Delgago est venu avec de l’ambition sur cette Vuelta et ce maillot de leader semble lui donner raison. L’année précédente, il a terminé 15e de la Vuelta et d’un Tour de France lors duquel il a marqué les esprits en montagne, aux côtés d’Angel Arroyo, avec en prime cette descente du Peyresourde où il a joué les funambules et fait trembler plus d’un téléspectateur. A 24 ans, Delgado incarne une nouvelle génération du cyclisme espagnol qui a faim. « Je venais pour essayer de gagner la Vuelta, c’était l’objectif au départ ». Et après ce premier round en montagne, le nouveau leader du classement général ne voit pas réellement en Caritoux un adversaire pour la victoire finale. «Caritoux était un très bon coureur, mais on le voyait alors plutôt comme le lieutenant de Sean Kelly en montagne. A ce moment-là, il n’est pas l’homme à battre ».

Prise de pouvoir aux lacs de Covadonga

Le deuxième grand rendez-vous de cette Vuelta a lieu lors de la 12e étape. Baptisés par Marino Lejarreta l’année précédente, adoubés par Bernard Hinault et mis en scène par les premiers directs à la télévision espagnole, les Lacs de Covandoga ont fait une entrée remarquée dans l’imaginaire du cyclisme espagnol. Pour Eric Caritoux, ils seront l’occasion de prendre les commandes de la course et d’affirmer tout son talent en montagne. S’il cède l’étape d’un rien à l’Allemand Dietzen, Delgado est repoussé à 1’30’’ au général. Alberto Fernandez, par contre, n’est qu’à 32 secondes et pour la plupart des suiveurs, sa victoire finale ne fait pas de doute. Surtout avec les deux contre-la-montre encore au programme. «C’était logique, Alberto avait plus d’expérience et semblait le plus solide », se rappelle Peio Ruiz Cabestany.

 

Un podium semble alors se dessiner pour Eric Caritoux, mais le poids de la course risque d’être lourd à porter durant la dernière semaine. «De toute façon, nous n’avions pas vraiment une grosse équipe. Je me concentrais sur les 2 ou 3 premiers du général, mais au-delà c’était l’équipe de Fernandez qui roulait et je laissais faire ». D’autant plus qu’à partir de là, ce n’est plus forcément sur la route, mais également au bord, que cette Vuelta va se jouer. Voir le jeune français aux commandes de la course ne semble pas du goût de tous. « D’abord ça commence à chahuter à l’arrivée seulement, mais c’est surtout dans le chrono à l’Alto de Naranco que ça devient sérieux, enfin disons un peu costaud. ll avait pas mal de monde pour cette arrivée, je me souviens que des parapluies se faisaient menaçant et mon directeur sportif a fait un écart avec la voiture. Il a presque écrasé un spectateur qui était venu trop près de moi. C’est vrai qu’on m’a jeté de l’herbe ou des journaux, mais au final ça ne me dérangeait pas trop. J’étais concentré sur ma course, j’étais jeune et ça me faisait même une motivation supplémentaire pour essayer de gagner ».

« Atmosphère d’émeute »

A écouter aujourd’hui Eric Caritoux, l’épisode de l’Alto Naranco semblerait presque anecdotique. Pourtant sur le moment certains suiveurs ont été décontenancés par le spectacle auquel ils venaient d’assister. Philippe Brunel, alors jeune journaliste, ne mâcha pas ses mots dans l’Equipe du lendemain. Celui qui allait devenir l’une des grandes plumes du cyclisme livra un récit sans concession (extrait publié dans la Fabuleuse Histoire du Cyclisme-Tome 2, Pierre Chany, Éditions de la Martinière, 1992). « Les deux hommes – il s’agissait de Caritoux et Gorospe (respectivement premier et deuxième de l’étape, ndlr) – allaient s’affronter dans une atmosphère d’émeute qu’il est difficile de rendre par le verbe, le public nous signifiant par des pouces baissés que le Français ne sortirait pas vainqueur de ce duel (…). Cette épreuve se déroula dans un climat émotionnel très tendu. Les ‘aficionados’ avaient investi les lieux très tôt dans la matinée, rarement bien intentionnés. A tel point que le directeur sportif Christian Rumeau, craignant pour la sécurité de son coureur, dut réclamer la protection de deux motards. Il convenait de prévenir l’incident, car les spectateurs allaient libérer sur son passage une froide agressivité. Certains le menaçaient avec des parapluies, d’autres lui jetèrent au visage et au niveau de son pédalier, des herbes hautes, issues des bas-côtés ; mais ces bras d’honneur, ces insultes qui accompagnaient la trajectoire du français butaient sur sa superbe indifférence. Caritoux, lucide, faisait des vagues sur la route pour éviter le pire, et ce qu’il réalisa en la circonstance est digne de la plus grande admiration ».

Il reste alors encore six jours pour rallier Madrid. Six jours où la tension reste palpable. Eric Caritoux est accompagné de deux ou trois gardes civiles pour aller chercher son maillot de leader à l’arrivée et rejoindre ensuite sa voiture. Rien ne semble pourtant le perturber. « Il y a eu des moments un peu chaud mais je n’ai jamais eu peur ». Et au départ du dernier chrono rien n’est joué. «N’étant pas un spécialiste de l’exercice je n’étais pas sûr de moi et Fernandez avait l’expérience qui parlait pour lui. Finalement je n’avais pas plus de pression que ça. Faire deuxième du Tour d’Espagne c’était déjà beau à cet âge et si je gagnais c’était vraiment la cerise sur le gâteau ».

Même s’il avoue avoir pris un ou deux cailloux dans les genoux, Eric Caritoux ne semble pas plus marqué que cela en évoquant les derniers soubresauts de cette atmosphère délétère. « Si je me souviens bien d’ailleurs, il n’y avait pas trop de spectateurs car il pleuvait ». C’est plutôt la lutte contre le chronomètre qui lui vient à l’esprit. Sans aucun renseignement, hormis un pointage à mi-parcours fourni par le journaliste Daniel Pautrat, c’est l’inconnu. «Quand je passe la ligne, je ne sais pas du tout si j’ai gagné. Il a fallu attendre un petit moment ». Pour six secondes seulement, Eric Caritoux parvient à préserver sa tunique et Alberto Ferandez échoue à renverser la Vuelta la veille de l’arrivée.

« Jusqu’au dernier kilomètre il a essayé d’attaquer »

Il reste cependant une dernière étape dans les rues de Madrid le lendemain. Une formalité en principe, mais sait-on jamais ? L’écart entre les deux premiers du classement général est infime. Du jamais vu à vrai dire. «Je n’étais pas à l’abri d’un incident. Jusqu’au dernier kilomètre il a essayé d’attaquer, au moins une dizaine de fois au total. Le soulagement n’est vraiment arrivé qu’au moment de passer la ligne ». Six secondes. Bien sûr le duel Lemond-Fignon et sa conclusion, qui plus est sur un Tour de France, l’emportera en intensité cinq ans plus tard. Néanmoins ces six secondes constituent toujours un record sur un grand tour.

Peio Ruiz Cabestany se souvient de l’ambiance autour d’Eric Caritoux dans la dernière semaine de course. «Une certaine presse a allumé le feu car c’était un jeune inconnu. Si cela avait été Moser ou Hinault, les choses se seraient passées d’une manière différente. Caritoux était timide, étranger, et cela a joué. Par contre le fait qu’il soit réservé ne veut pas dire qu’il n’avait pas de caractère. C’était quelqu’un qui savait souffrir en course, un dur au mal. Toute cette ambiance autour de lui n’a fait qu’alimenter son courage pour dépasser ses limites. A sa place, certains se seraient écroulés ».

Eric Caritoux avec le maillot amarillo, flanqué de Peio Ruiz Cabestany (©Eric Caritoux Photos Nostalgie).

« Les supporters espagnols voulaient simplement la victoire d’un des leurs »

Pedro Delgado n’a pas tout à fait la même lecture des évènements. S’il reconnaît que «Caritoux a fait une grande démonstration physique et morale, en ne lâchant rien à Alberto Fernandez », le vainqueur du Tour de France 1988 relativise le chauvinisme du public espagnol. «Nous étions en Espagne et les supporters espagnols voulaient simplement la victoire d’un des leurs. Je ne crois pas que c’était vraiment une atmosphère hostile. Peut-être cela a été le cas au tout dernier moment, quand le public comprend qui va l’emporter, mais jusque là, dans le peloton ou chez les suiveurs, Alberto Fernandez va gagner et tout le monde pense que Caritoux ne porte le maillot que pour quelques jours ». Quid des fameux incidents ? « Chacun vit sa course et ne voit peut-être les choses de la même manière. Pour ce qui s’est passé dans le contre la montre je ne sais pas, mais dans les étapes en ligne je crois qu’il y avait quand même du respect au bord de la roue. Je crois par contre qu’il y a une grosse erreur de la part d’Alberto Fernandez et de son équipe, juste dans la dernière étape de montagne qui arrive chez moi à Ségovie. J’attaque dans la descente de la Navacerrada et Caritoux est seul à ce moment-là. L’équipe Zor va un peu le sauver car elle est persuadée de le battre le lendemain dans le contre-la-montre ».

En chutant dans ce dernier contre la montre, après un excellent départ, Pedro Delgado abandonne pour seulement 10 secondes la troisième place à Reimund Dietzen. Décidément cette Vuelta restera une affaire de secondes. « J’étais quand même content au final, j’avais porté le maillot et pris de la confiance pour la suite ». Pour lui, la victoire n’attendra qu’un an.

Eric Caritoux aura donc déjoué tous les pronostics. Aujourd’hui encore, il ne semble pas vraiment rancunier concernant un public qui ne l’a pas vraiment acclamé. « Ne sachant pas l’espagnol, je ne lisais pas la presse locale et nous n’avions ni L’Equipe, ni la télévision française. De ce que j’entendais, les journalistes espagnols avaient eu tendance à chauffer le public. Est-ce que c’était vrai ? Je ne sais pas vraiment. J’étais jeune, dans une équipe étrangère et le public espagnol ne me connaissait pas. Par contre l’année où Kelly gagne la Vuelta il n’a eu aucun problème, mais c’était un grand coureur et en plus dans une équipe espagnole ». Entre temps, en 1985, la coalition des équipes espagnoles aura probablement spolié Robert Millar d’un succès qui lui tendait les bras.

Depuis le cyclisme a changé. Sa mondialisation l’a profondément chamboulé et le terrain semble moins propice au chauvinisme exacerbé au bord de la route. « En Espagne, mais c’était vrai aussi en France ou en Italie, à l’époque on supportait d’abord les coureurs de son pays. Sur le Tour d’ailleurs, j’ai eu quelques comportements à mon égard qui n’étaient pas toujours très beaux, mais j’ai compris que cela faisait partie de la course. Dans les années 80 les équipes étaient quasiment nationale, la veille Europe dominait encore le cyclisme, alors qu’aujourd’hui les grandes équipes se sont largement internationalisées », constate Pedro Delgado.

Le destin tragique d’Alberto Fernandez

A l’arrivée à Madrid, le héros malheureux s’appelle donc Alberto Fernandez et personne évidement ne se doute alors du destin tragique qui l’attend. Le 14 décembre 1984, Alberto Fernandez et son épouse prennent la route après une cérémonie à Madrid organisée par Unipublic, où le coureur vient de recevoir le prix du meilleur coureur espagnol de l’année, devant Peio Ruiz Cabestany et Julian Gorospe. « El Galleta » comme on le surnomme (la ville qui l’avait vu grandir était réputée pour ses fabriques de biscuits), est au sommet de sa carrière. Ne manque plus qu’un succès dans la Vuelta. Dès l’année prochaine ? Il n’en sera rien. Près d’Aranda de Duero, dans la province de Burgos, Alberto Fernandez et son épouse Inmaculada se tuent dans une collision frontale avec un automobiliste français qui perd également la vie. Le couple laisse derrière lui un petit garçon de trois ans, Alberto. En Espagne c’est la stupéfaction. «Après avoir reçu ces prix ensemble à Madrid, chacun s’en est allé de son côté. Le lendemain j’ai appris la nouvelle et c’était un choc évidement. J’étais néo-professionnel, je débarquais dans ce monde là et Alberto était quelqu’un de très gentil. Il a toujours était très prévenant et chaleureux pour un petit jeune comme moi qui débarquait », se souvient Peio Ruiz Cabestany.

Eric Caritoux garde également en mémoire le moment où il a appris la mort de celui qui avait été son dauphin, quelques mois plus tôt. « J’étais sur un cyclo-cross quand un journaliste est venu m’annoncer la nouvelle. C’était un coureur sympathique. J’avais juste eu une petite friction avec lui au Tour du Pays basque, avant la Vuelta. Kelly avait le maillot et c’était moi qui faisait le tempo dans les cols. Fernandez n’arrêtait pas d’attaquer, il prenait quelques longueurs d’avance, mais j’allais le chercher et il recommençait à chaque fois. A force je lui ai demandé à quoi ça servait et il s’était un peu énervé, mais c’est tout. Sur la Vuelta je n’ai jamais eu aucun problème avec lui ».

Pour Pedro Delgado, Alberto Fernandez a joué un rôle important dans le cyclisme espagnol du début des années 80. « Il a fait le lien entre la génération Galdos-Ocaña et une nouvelle jeune génération qui arrive et n’a pas peur de se tourner vers l’extérieur. A un moment le cyclisme espagnol s’est replié sur lui-même et Alberto est allé sur le Tour ou le Giro avec de bons résultats (10e du Tour 1982 et 3e du Giro 1983, ndlr). C’était un coureur complet et il était une référence pour nous. Après la Vuelta 1984 il était vraiment populaire et on peut penser qu’il aurait continué à l’être ». En sa mémoire, la Cima Alberto Fernandez désigne depuis 1985 le sommet le plus haut franchi lors du Tour d’Espagne. Son fils connaîtra pour sa part une modeste carrière de coureur professionnel à la fin des années 2000.

Vainqueur surprise, Eric Caritoux aura de son côté forcément attiré les regards sur lui. Pendant la course, Francesco Moser tente de le convaincre de rejoindre son équipe l’année suivante. Peine perdue. Le vigneron préfère rester au bercail. « Il faut dire par contre que ma victoire n’arrangeait pas forcément les affaires de De Gri, car il était obligé de m’augmenter. Je n’avais pas un gros salaire, 5000 francs par moi à ce moment là. Après je suis resté encore un an. Fagor m’a alors proposé un certain salaire et j’ai dis à De Gribaldy que pour un peu moins je restais avec lui, mais il n’a pas voulu faire d’effort. Les salaires à l’époque n’étaient vraiment pas énormes alors évidement ça comptait ».

Un parfum de scandale

Puisqu’il est question d’argent, et comme s’il fallait ajouter un parfum de scandale à cette course, une affaire de tentative de corruption plane également sur ce 39e Tour d’Espagne. Dans le collimateur, Javier Minguez, le directeur sportif de l’équipe Zor d’Alberto Fernandez. «Dans la dernière semaine il a parlé à Christian Rumeau, notre directeur sportif. Celui-ci nous a annoncé un soir à table que Minguez était intéressé pour acheter la course. J’étais jeune et moi ça ne me disait rien du tout. Je voulais défendre mon maillot quoiqu’il arrive, tant pis si je perdais. Il avait proposé 100 000 francs à partager entre les huit coureurs encore en course à ce moment là (soit l’équivalent d’un peu plus de deux mois de salaire, ndlr). Par contre Fernandez lui même n’est jamais venu me voir, il ne m’a d’ailleurs jamais rien demandé et à vrai dire je ne sais même pas s’il était au courant. Disons qu’à l’époque ce genre de pratique existait et il y avait certains coureurs dont on savait bien qu’ils vendaient des courses ». Une interview accordée par Eric Caritoux à Vélo-Magazine en 2009, où il relate cet épisode, allume la polémique en Espagne. Javier Minguez réagit et hurle au mensonge dans le quotidien Marca. Parole contre parole. Entre temps, Christian Rumeau est décédé en 2016, après avoir travaillé avec De Gribaldy jusqu’à sa mort en 1987 et terminé sa carrière chez RMO.

Eric Caritoux ne montera plus par la suite sur le podium d’un Grand Tour. Il n’a cependant pas à rougir d’une carrière ponctuée également par un doublé sur le championnat de France (1988-89) et bien sûr cette victoire d’étape à Paris-Nice en 1984, au Chalet Reynard, sur les flancs de son Mont Ventoux. Sans oublier cette régularité sur le Tour de France (souvent placé dans les 20 premiers, jamais plus loin qu’une 37e place et un seul abandon en 12 participations). Sur les clichés de l’époque, sa silhouette n’est d’ailleurs jamais bien loin des cadors dès que la route s’élève. Malgré tout, son succès en Espagne n’aura jamais eu en France le retentissement qu’il aurait eu de nos jours. En ce début des années 80 la Vuelta est encore à des années lumières du Tour et à la traîne par rapport au Giro. Hormis la presse spécialisée, son exposition médiatique dans l’Hexagone est infime et l’épopée d’Eric Caritoux passe un peu inaperçue. Sa performance n’en reste pas moins remarquable et ces six secondes restent encore gravées dans le marbre. « Le coureur lui-même n’était pas médiatique, mais la mort d’Alberto Fernadez aussi a joué dans cette histoire. Il n’était plus là pour que l’on dise en le voyant : tiens c’est celui qui a perdu la Vuelta pour six secondes», note Peio Ruiz Cabestany.

« La vigne c’était aussi mon équilibre »

Coureur discret et attachant, Eric Caritoux aurait-il connu une autre carrière s’il s’était d’avantage consacré au vélo et délaissé un peu ses vignes ? L’heure n’est pas vraiment aux regrets pour un homme profondément attaché à sa terre. «Je n’étais pas à 100 % pour le vélo, c’est vrai, mais à l’époque il y en avait d’autres comme moi. Bien sûr si je n’avais fais que du vélo peut-être que ça aurait été un peu différent pour moi, mais la vigne c’était aussi mon équilibre et je me serai posé beaucoup de question pour ma reconversion. Là, je savais que le jour où j’arrêtai, le lendemain j’avais mon boulot qui m’attendait. Après c’est vrai, je me suis peut-être moins reposé et au niveau de ma carrière j’ai peut-être couru beaucoup, surtout au début, où j’ai marché de suite sur le Tour. Mais c’était une autre époque et avec de Gri on courait beaucoup. Peut-être avec Guimard cela aurait été différent, il protégeait un peu plus ses coureurs, travaillait ses plans d’entraînement. En tout cas, j’ai connu de beaux moments. Sur un championnat de France il y a toujours une petite part de chance mais la Vuelta, sur trois semaines, c’est différent».

Eric Caritoux devant son Ventoux fétiche en 2013 (capture d’écran Youtube).

Ce succès inattendu ne lui sera en tout cas jamais monté à la tête. Et de près ou de loin, le vigneron n’a ensuite jamais décroché avec le cyclisme. Sur le Tour de France, et parfois ailleurs, les connaisseurs ont l’habitude d’apercevoir sa silhouette au volant d’une voiture conduisant des invités pour le compte de partenaires. «En 2020, c’était la première fois depuis 1983 que je ne faisais pas le Tour. A cause du Covid, ça tombait en pleine vendange». Et cette fois, pas de coup de téléphone pour lui demander d’abandonner ses vignes sur le champ.

Ximun Larre (Photos : ©Eric Caritoux Photos Nostalgie)

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