Interview Christian Prudhomme : «J’espère bien que cette première semaine sera la plus importante depuis longtemps »

Interview Christian Prudhomme : «J’espère bien que cette première semaine sera la plus importante depuis longtemps »

Dans un peu plus de deux semaines, le 108e Tour de France s’élancera de Brest. Alors que venait de s’achever le Giro (entretien réalisé le 02/06/2021), Christian Prudhomme, le directeur de l’épreuve,  répondait à nos questions. 

Dans quel état d’esprit êtes-vous à quelques jours du départ ? On vous imagine plus serein que l’an dernier.

Le contexte est différent évidement, cette fois le Tour n’a pas été repoussé. Ce qui pouvait paraître tout à fait normal et banal jusqu’à l’année dernière, on ne le regarde pas de la même manière désormais. Nous devions partir de Copenhague, une semaine plus tard, et là je pense surtout à la Bretagne. Je veux vraiment remercier le président du Conseil Régional de Bretagne et son président Loic Chesnais-Girard, d’avoir accepté de nous accueillir un an plus tôt, ainsi que toutes les villes, à commencer par Brest. Ce qui m’a vraiment frappé, c’est qu’on a eu plus d’une trentaine de candidatures pour quatre étapes, on aurait pu y faire la quasi totalité des étapes du Tour. 

Depuis un an, le monde du cyclisme professionnel a montré qu’il avait été capable de s’adapter à la situation sanitaire. La plupart des grandes courses a pu avoir lieu et avec le recul, le report de Paris Roubaix a laissé un goût plutôt amer non ?

Je ne veux pas polémiquer, il y aura un Paris-Roubaix qui aura lieu les 2 et 3 octobre, avec la première édition féminine. On peut passer son temps à se lamenter, mais on ne peut pas imaginer que Paris-Roubaix n’ait pas lieu cette année. Le préfet du Nord a pris cette décision, on ne ne va pas ressasser le passé. Il faut maintenant faire la fête la plus belle possible à la reine des classiques au début du mois d’octobre.

Pour revenir au Tour de France, ce sera encore une édition un peu particulière, avec toujours  cette fameuse bulle autour de la course.

En effet il y aura toujours cette organisation, avec cette bulle-course autour des coureurs et de l’encadrement des équipes. Il y aura toujours le principe des tests PCR à six jours, à trois jours avant le départ, sur les journées de repos. Un test PCR négatif évidement pour tous les invités en voiture, ou pour récupérer son accréditation, bref des choses que l’on a connu l’an dernier et le port du masque, j’insiste, car les gens ont tendance à se relâcher à ce niveau. Les gestes barrières doivent évidement perdurer même si les progrès de la vaccination nous permettent d’être plus serein.

Le cyclisme est peut-être un des seuls sport où le public peut encore approcher ses champions, mais certains redoutent que ces mesures d’éloignement ne finissent par s’installer avec le temps. Même la presse s’interroge, sur sa capacité à être au contact des coureurs à l’avenir. Faut-il vraiment craindre une évolution en ce sens?

La presse est un métier que je connais bien, puisqu’il a été le mien pendant 18 ans et qu’il est le métier de mon cœur. Même avec la pandémie les journalistes restent encore plus près que dans d’autres sports. Pour ce qui est du côté populaire du vélo, je préfère voir le verre à moitié plein. Nous savons que pour l’instant ces mesures là sont nécessaires à l’organisation des courses et que même parfois cela ne suffit pas, suivez mon regard. J’espère évidement qu’on pourra retrouver dès 2022 la possibilité pour les fans de vélo de s’approcher des champions, de leur demander un autographe ou un selfie, cela fait partie du vélo, sport populaire par excellence sans aucun doute. Donc pour l’instant nous sommes obligés d’en passer par là. Pour autant cela ne touche pas à un aspect très important, les retransmissions télé, qui sont exactement les mêmes. Cela m’a frappé l’année dernière, puisque j’avais du suivre une partie du Tour devant la télé. L’absence du public, d’abord pas totale, se voit à peine à la télé. On me l’avait dit et j’ai pu le constater. On ne ressent pas le vide en regardant le Tour de France, comme on pourrait le ressentir avec un stade de foot, de rugby ou de tennis vide. La chance du Tour c’est ce cadre et ce décor exceptionnel qui est notre pays. 

Revenons maintenant sur le tracé. Avec un peu plus de poids accordé au contre la montre individuel et une montagne plutôt atténuée, c’est un retour à une certaine forme de classicisme ?

C’est surtout d’abord un côté pragmatique, une question de géographie. En partant de Nice, au pied de la montagne, ou bien de Brest, ce n’est pas la même chose. Et encore une fois la première semaine du Tour n’est pas celle qui prévue au départ, Copenhague ne pouvant plus nous accueillir une semaine plus tôt à cause de l’Euro. Jusqu’à une cinquantaine de kilomètres de l’arrivée au Creusot, le tracé est différent de ce qui était prévu à l’origine. On a donc une grande traversée d’Ouest en Est pour aller vers les Alpes, en passant par le Morvan, et partout où l’on peut trouver des aspérités elles sont sur le parcours, c’est vrai dès le début. Les deux premières étapes sont faites pour des puncheurs, avec une ascension inédite de la Fausse au loups et une arrivée inédite à Landerneau le premier jour, puis la double ascension de Mûr de Bretagne le lendemain. Donc ce Tour a un aspect plus classique en effet, mais encore une fois c’est une question de pragmatisme. 

Durant cette première semaine, la 7e étape entre Vierzon et le Creusot, avec ses 249 kilomètres, est la plus longue depuis 21 ans.  

C’est pour les mêmes raisons. Dans le même temps, un certain nombre d’étapes de plaine, dont on se dit qu’elles finiront au sprint, ont été volontairement raccourcies. L’étape entre Tours et Châteauroux, qui précède l’étape dont vous parlez, par exemple. Cette 7e étape est une sorte de Liège-Bastogne-Liège dans le Morvan, ce n’est pas seulement la longueur, mais elle offre 2000m de dénivelé dans les 100 derniers kilomètres. Après une première partie relativement plate, il y a beaucoup de difficultés dans le final et notamment ce fameux Signal d’Uchon, à 18km de l’arrivée, avec des pentes vraiment raides. 

Pour revenir à cette première semaine, il y a dans le peloton un Wout Van Aert, même si j’espère qu’il ne sera pas trop bridé par la nécessité de protéger son leader, un Mathieu Van der Poel et évidement un champion du monde, Julian Alaphilippe, qui devraient trouver un terrain à leur convenance. J’espère bien que cette première semaine sera la plus importante depuis longtemps, précisément parce que des coureurs comme eux sont capable d’emballer l’épreuve et de trouver des alliés de circonstance, les uns ayant de l’ambition pour un maillot jaune immédiat ou des victoires d’étape, les autres avec des ambitions plus lointaine. Avec les deux premières étapes et celle du Creusot il y a un terrain qui est fait pour ce type de coureurs. L’an dernier ce qui m’a frappé au-delà du final renversant de l’épreuve, c’est que les étapes dite de transition ne l’étaient pas, car il y a avait une bataille phénoménale pour le maillot vert entre Peter Sagan et Sam Bennet. 

Cette première semaine vous inspire donc tellement ?

Je suis vraiment curieux de voir ce que cela va donner avec un phénomène comme Mathieu Van der Poel, qui au passage découvrira le Tour à 26 ans comme son grand-père. Non seulement j’ai l’espoir qu’il anime la course et aille chercher ce maillot jaune que Raymond Poulidor n’a jamais porté, mais qu’il ait des alliés de circonstances, et parmi ceux-ci des coureurs avec des objectifs à trois semaines. Bernard Hinault, quand les colombiens sont arrivés sur le Dauphiné, a bien compris qu’il allait falloir les essorer dans la première semaine du Tour en plaine. Cela n’a plus rien à voir avec les colombiens, car ils passent désormais très bien la plaine, mais je me dis que la première semaine offrira de vraies occasions pour éloigner au classement un certain nombre de coureurs qui ne seraient pas assez attentifs ou n’auraient pas l’équipe qui convient dans la plaine.

Et pour le côté moins montagneux de cette édition ?

Moins montagneux en tout cas par rapport au dernier Tour, qui encore une fois partait de Nice, au pied des Alpes. Le départ dicte évidement beaucoup de chose en la matière. Cela dit il y a quand même de la montagne, il est de tout façon impossible de gagner le Tour si l’on n’est pas un excellent grimpeur. Déjà le signal d’Uchon, le premier vendredi, est un beau hors d’œuvre. Ensuite nous avons deux très belles étapes dans les Alpes. La succession Mont Saxonnex-Rome-Colomobière, quasiment sans vallée, avant l’arrivée au Grand Bornand, puis Tignes par le très dur col du Pré et le somptueux Cormet de Roselend, avant l’arrivée qui était prévu en 2019 et où j’avais promis qu’on reviendrait le plus vite possible. Ensuite il y aura le Ventoux sous toutes les coutures, puis cinq jours dans les Pyrénées, avec trois étapes plus dures que les autres. L’arrivée à Andorre la Vieille, pour la première fois depuis le duel Anquetil-Poulidor en 1964, avec le col de Beixialis, ses pentes très raides et sa descente très technique. Le 14 juillet, qui aurait du être l’étape du Ventoux, sera celle du Portet, ce nouveau géant des Pyrénées, que m’avait fait découvrir il y a sept ou huit ans le sénateur François Fortassin, un fou du Tour. Le pied est très raide et étouffant, c’est la montée de Saint-Lary et le final et moins étouffant mais tout aussi raide, en étant à 2215 mètres d’altitude. Le lendemain, c’est l’étape très courte et très dense qui mène à Luz Ardiden.

La préparation Tadej Pogacar et Primoz Roglic, les deux favoris de ce Tour de France, sort un peu des sentiers battus, en particulier pour le deuxième, qui n’aura pas couru depuis Liège-Bastogne-Liège. Est-ce symptomatique d’un cyclisme actuel où l’entraînement prendrait finalement un peu le pas sur la compétition ?

Comme organisateur, on préfère avoir les champions dans les courses cela va sans dire et nous l’aurions accueilli avec plaisir au départ du Dauphiné, si c’est ce que vous souhaitez entendre. Après pour ce qui est de Roglic, je tiens à modérer. Lorsqu’il est dans une course, il est vraiment là. Il ne vient pas pour faire des kilomètres et finir 50e, c’est arrivé à d’autres, mais lui au départ d’une course, même s’il ne gagne pas à chaque fois, vient vraiment pour essayer de le faire. Ensuite pour le reste je ne sais pas, ce sont les entraîneurs, les directeurs sportifs, les managers et les coureurs eux-mêmes qui ont la réponse. Je peux simplement dire qu’en tant qu’organisateur nous préférons avoir les champions dans les courses. D’ailleurs ils sont fait pour ça, ils deviennent des champions car ils font des courses. S’il ne faisaient que de l’entraînement, ils ne le deviendraient pas. 

Le Giro vient de s’achever et à consacré le retour de Bernal au premier plan après une saison compliquée. Un mot sur ce retour ?

Il a l’âge d’Eddy Merckx quand il a gagné son premier Tour et lui a déjà gagné le Tour et le Giro. C’est évidement un très grand grimpeur et un très grand coureur. Au delà de cela, ce qui m’avait frappé il y a deux ans sur le Tour ou avant sur Paris-Nice, c’est qu’il est vraiment très humble et très bien élevé. Lorsqu’il a endossé son premier maillot jaune sur Paris-Nice, Eddy Merckx était là, et lui avait remis le maillot d’ailleurs, tout un symbole. Il y avait aussi Ari Vatanen, l’ancien champion automobile, avec son épouse. Celle-ci avait fait tomber quelque chose au pied du podium et Egan Bernal s’était baissé immédiatement pour le ramasser, comme un jeune homme très poli. Cela m’avait frappé, c’était un réflexe, en plus d’être talentueux il est très bien élevé...et cela n’est pas pour me déplaire.

Ce Tour d’Italie a connu une polémique avec l’application d’un certain principe de précaution, conduisant à l’annulation de la Marmolada et du Pordoi, lors de la 16e étape. Y-a-t-il un risque que ce genre de décision puisse dénaturer le cyclisme ?

Je ne peux pas répondre pour le Giro en tant que tel, je ne sais pas ce qu’il s’est passé. En revanche d’un point de vue plus général, il ne faut pas tuer le mythe. Le champion cycliste n’aura jamais le poignet de Roger Federrer ou le touché de balle de Lionel Messi. Le champion cycliste, sa force c’est son courage, un courage surhumain, plus grand que tout, et il faut que cela soit encore évident dans les années à venir. On sait que les conditions parfois sont difficiles mais c’est ce qui fait la légende, c’est aussi la force du champion cycliste. J’ai le sentiment que Bernal, Caruso ou Bardet auraient bien fait l’étape qui était prévu, même si encore une fois je n’ai pas tous les éléments pour me prononcer sur cette décision.

Pour prolonger sur le thème de la sécurité, l’UCI a interdit ce printemps la position dite « Mohoric » en descente. Était-ce une priorité ?

C’était quelque chose d’urgent. L’UCI n’est pas le grand méchant loup qui est là pour embêter tout le monde. Sur cette question, je repense à Marc Hirschi dans le dernier Tour de France. C’était étourdissant et affolant à la fois. On avait le sentiment de voir un descendeur à ski, il allait plus vite que tout le monde. Je l’ai vu de mes propres yeux dans les roues arrières des motos devant lui, qui pourtant n’avaient fait aucune erreur. A un moment cela mettait en péril la colonne, les gens ne voient pas cela mais il y a une colonne qui assure la sécurité de la course et doit rester en place, et là il allait tellement vite que ce n’était plus possible. Tous les anciens, pas forcément les plus âgés, mais même ceux qui viennent d’arrêter leur carrière depuis peu, n’ont cessé de dire depuis deux ans, que le jour où il y en a un qui tomberait il y aurait un carton. Les mesures qui ont été prises sont des mesures de bon sens, demandées par les coureurs ne n’oublions pas. On a entendu des coureurs s’exprimer, mais beaucoup n’osaient peut-être pas dire qu’ils avaient très envie qu’on interdise cette position là.

Ce sont des aspects du cyclisme que le public connaît mal au fond ?

J’avoue que quand j’étais moi-même journaliste, je ne m’intéressais pas vraiment à ces questions d’organisation et je comprends que la majorité des journalistes ne s’y intéressent pas également, sauf que c’est cela qui assure la sécurité de la course, en dehors d’aléas comme les incidents mécaniques ou autres. Là on se retrouvait en position de danger par rapport à la colonne qui assure normalement cette sécurité. Quand vous avez un coureur qui descend plus vite que toutes les voitures et toutes les motos, vous vous dites que ça va être compliqué. Encore une fois je le dis, il était tout à la fois éblouissant, étourdissant et effrayant. 

Propos recueilli par Ximun Larre.

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