Bordeaux-Paris 1891 ou la naissance des courses sur route - Partie 2/2 : la course

Bordeaux-Paris 1891 ou la naissance des courses sur route - Partie 2/2 : la course

L’histoire du cyclisme regorge de dates symboliques, dont la simple énumération donne le tournis. Il en est pourtant une qui supplante peut-être toutes les autres, une date fondatrice sans laquelle tout eût été différent : celle de la naissance de Bordeaux-Paris. Créée ex nihilo en 1891, l’épreuve allait ouvrir au sport cycliste des horizons insoupçonnés… (1ère partie disponible ICI)

Un défi tactique et physique

Au coup de pistolet, Laval dérape sur la chaussée humide et tombe de machine. Par chance pour lui, les coureur anglais dérogent à leur habitude de commencer par un sprint. Une tactique impossible à mettre en oeuvre au milieu de la marée des vélocipédards* désireux d’escorter les Géants de la Route sur les premiers hectomètres. Tandis que les derniers coureurs disparaissent au coin de la rue et que le public s’éparpille, Exben arrive tout essoufflé pour tamponner son carnet de route et prendre le départ. Déjà défavorisé par son tricycle, le pauvre n’aura guère le loisir de profiter de l’atmosphère de la course. Puisque nous ne le reverrons plus et que nous aurons quitté Paris avant qu’il y arrive, signalons que l’homme de 45 ans entrera dans la capitale après 93h30 d’effort.

Première difficulté du parcours, la côte de Cenon est noire de monde. Abordée dès le 3e kilomètre, cette bosse suffit à séparer le bon grain de l’ivraie. Au sommet, sept hommes se sont isolés : les cinq Anglais, bien sûr, accompagnés des seuls Laval et Coullibeuf. A Libourne, après moins de 30 kilomètres, certains accusent déjà une heure de retard sur la tête. C’est dans cette ville que le premier incident sérieux a lieu, quand Masi percute un chien et se blesse au bras. Sa machine inutilisable, il emprunte celle de son entraîneur, lequel prend le train pour Poitiers afin d’y attendre son poulain. Mais le Suisse ne le rejoindra dans la capitale du Poitou que pour abandonner, après avoir de nouveau chuté et accompli 243 km diminué physiquement.

Le pauvre Pérès, plus connu pour ses sprints sur piste que pour ses qualités de fondeur, profite de la gare de Libourne pour rentrer à Bordeaux. C’est le premier abandon. A la sortie de la ville, Mills chute à son tour. Il n’a pu éviter la roue arrière de Laval quand celui-ci a fait un écart pour éviter un chien. Son poignet gauche esquinté n’est pas ce qui le tracasse le plus. Après être rapidement remonté en selle, l’Anglais s’est en effet aperçu que sa chaîne sautait de manière inquiétante. N’ayant aucun entraîneur avant Angoulême, Mills n’a personne qui puisse lui fournir un vélo en état de marche. Cette avarie aurait sonné le glas de ses espoirs sans le fair play de Monty Holbein. Alors que son pacemaker Arthur Bennett termine son office pour être remplacé par un homologue frais (Holbein en compte près de quarante sur le parcours), il lui propose de prendre le vélo de Bennett. En permettant à son adversaire de rester dans la course, Holbein sait qu’il compromet ses chances de victoires, mais ce geste est parfaitement dans l’esprit chevaleresque du sport amateur en cette fin de XIXème siècle.

Montague Holbein en 1891

Collés aux roues des redoutables anglais, nos deux Français serrent les dents et s’accrochent. Mais, dans la côte de Chevanceaux (km 76), ils sont irrémédiablement décramponnés, de même que Twentyman. Conformément aux pronostics, la course se résume dès lors à une lutte 100% insulaire. La façon dont les concurrents d’outre-Manche se tiennent sur leur machine n’est pas sans surprendre : selle basse et très en arrière sur le cadre, ils impriment davantage de puissance à leur pédalier. Derrière, leurs adversaires sont disséminés sur une distance toujours plus longue, chacun luttant d’abord contre lui-même. Car la plupart des participants est là non pour briguer un inaccessible podium, mais simplement pour terminer dans le délai imparti de 5 jours. La récompense convoitée est le diplôme promis aux finisseurs. Cycliste émérite, Renault espère quant à lui se classer honorablement. Hélas, le Parisien chute peu avant Angoulême en évitant une promeneuse et sa poussette. En se relevant, le malheureux constate avec consternation que son vélo est hors d’usage. Les mécaniciens sont une denrée rare dans la campagne française de 1891, il lui faut donc impérativement rallier Angoulême, distante de 12 kilomètres, pour réparer. Pressé et désorienté, Renault avise un charretier qui le conduit jusqu’à la préfecture de Charente. Après avoir fait réparer sa machine, opération qui dure trois heures, il prévient les officiels de la course de l’entorse au règlement qu’il a dû faire. Renault ralliera Paris sans connaître d’autre incident majeur et se classera 8e. Hélas, il sera déclassé quelques jours plus tard en vertu de la règle qui veut que « le parcours tout entier doit être effectué en machine ». L’infortuné se verra dans le même temps remettre par le jury une médaille d’argent commémorative, gage de sa probité. Une médaille que ne recevra pas Eyquem. Dénoncé pour avoir pris le train à deux reprises sur le trajet, le Bordelais est disqualifié puis suspendu par l’UVF.

Mills, dont le budget est sensiblement inférieur à celui de Holbein, n’a aucun entraîneur à sa disposition avant Angoulême. Il se contente de rester dans les roues de Holbein, de Bates ou d’Edge, eux-mêmes calés dans celles de leurs entraîneurs. À Angoulême, où plusieurs commerçants ont préparé des lits pour les champions, la surprise est grande de voir les coureurs descendre de machine précipitamment, signer la feuille de contrôle, faire tamponner leur carnet avant de repartir à la hâte. Mills profite de cette halte pour troquer le vélo trop petit de Bennett pour un autre qu’il avait laissé là à cet effet. Une opération qu’il répètera à cinq reprises avant Paris. On imagine le budget nécessaire pour disposer d’une demi-douzaine de bicyclettes ou pour rémunérer une quarantaine d’entraîneurs… Bien qu’amateurs, les participants anglais sont des nantis, dont la principale occupation est le cyclisme. Une situation qui explique en grande partie leur supériorité vis-à-vis des concurrents français qui exercent tous un métier à côté de leur passion pour la vélocipédie.

Après avoir changé de vélo, Mills ingurgite un bouillon de boeuf préparé par son manager Herbert Duncan**. De leur côté, Bates et Edge profitent du buffet proposé par l’organisation : viande crue, bouillon, fraises, haricots, poulet... Malgré ces mets de choix, Holbein préfère esquiver le ravitaillement ; un acolyte l’attend quelques kilomètres plus loin avec un bol de riz. Les malheureux Bates et Edge n’ont d’autre choix que de s’empiffrer à la va-vite pour ne pas perdre le contact. Finalement, les quatre échappés se regroupent peu après Angoulême. Pas pour longtemps. Dans une côte particulièrement raide avant Ruffec, Mills place une violente attaque, sans provoquer chez ses trois compatriotes la moindre inquiétude puisqu’il ne dispose toujours pas de pacemaker. Mal leur en prend, car le diable s’était renseigné sur le parcours et avait demandé au premier de ses entraîneurs de l’attendre dans la descente. Champion d’Angleterre des 25 miles en tricycle, Lewis Stroud est le plus rapide des pacemakers enrôlés par Mills. « Go on ! », lui hurle ce dernier en le reconnaissant à son veston bleu et blanc. Mettant à profit ses qualité de grimpeurs sur les terres accidentées du Poitou, Mills prend une sérieuse avance sur Holbein (30 minutes en 40 km). Il ne sera plus revu. Hormis une nouvelle chute sans gravité et quelques problèmes mécaniques, le jeune homme ne connaîtra plus d’incident. Les rencontres fréquentes avec des chiens errants, tout à fait inévitables en ce temps-là, ne peuvent en effet être considérées comme tels. Prévoyant, l’Anglais s’était d’ailleurs pourvu d’un de ces pistolets conçus spécialement pour s’intégrer au guidon des vélos. Il lui faudra « simplement » tirer sur cinq corniauds particulièrement agressifs.

Comme la plupart de ses contemporains, George Mills était aussi un fameux tricycliste

A Tours, que les premiers abordent dans la soirée, on dénombre plusieurs milliers de personnes massées aux abords du point de contrôle, situé avenue de Grammont. Même les paysans des contrées alentour ont fait le déplacement pour voir passer les coureurs. Recruté par Mills pour lui servir d’entraîneur, Terront prend le relais de Stroud à Vendôme. Le ciel déverse de nouveau des trombes d’eau sur les pauvres coureurs. La dernière partie du parcours se fera sur des routes à la limite du praticable. A Chartres, alors que la nuit est bien installée, Mills s’arrête près de 10 minutes, sa plus longue pause de la course. Il sait alors que l’heure d’avance dont il dispose sur son plus proche poursuivant le met à l’abri d’un retour.

Dépité par le scénario de la course, Holbein a mis du temps à se ressaisir, si bien qu’il a même été momentanément distancé par ses deux autres adversaires. Mais la supériorité de ses jarrets et de celle de son équipe est trop importante pour l’inquiéter dans sa quête de deuxième place. A Château-Renault, il revient sur Edge et Bates. Le premier, à bout, sanglote tandis que le second le supplie de baisser le rythme. Chose qu’il ne fera pas, s’isolant à son tour à quelques encablures de Châteaudun.

Le triomphe de Mills

Dès 6h du matin, en ce dimanche 24 mai, tout ce que la presse compte d’important est présent Porte Maillot pour couvrir l’évènement. Les plus chanceux attendent attablés à la brasserie de l’Espérance, dernier point de contrôle de la course. La victoire acquise, Mills n’en conserve pas moins un rythme effréné. Jules Dubois, l’un des meilleurs coureurs français, l’a rejoint à Versailles pour partager ce moment historique. Mais il n’est pas seul, c’est une véritable procession qui entoure le futur vainqueur. Mills peut ainsi compter sur la présence de ses trois derniers entraîneurs : Wilson, Bundrett et Terront, auxquels se sont jointes plusieurs fines pédales de la capitale et des dizaines de vélocipédards. A Boulogne, Dubois sprinte pour rejoindre la Porte Maillot et annoncer l’arrivée imminente du champion. Léon Viltard, juge à l’arrivée, serre le drapeau dans son poing sans parvenir à contenir son émotion. Enfin, Mills apparaît, accueilli par une immense clameur. Plus de 2.000 personnes vivent ce moment historique, un chiffre d’autant plus remarquable que l’arrivée a lieu à l’aube. Au cours de la journée, ce sont environ 20.000 spectateurs qui se relaieront pour voir arriver les coureurs...

Sous la pluie et devant une foule enthousiaste, Mills à son arrivée Porte Maillot

Casquette vissée en arrière, crotté au point d’être méconnaissable, le garçon est fatigué. S’il trouve la force de sourire, il a besoin d’aide pour descendre de selle. En bouclant le trajet en 26:34:57, il a donné raison aux pronostics les plus optimistes. Rapidement enveloppé d’une couverture, le coureur est conduit en carrosse vers un hammam voisin.

Plus d’une heure après, c’est Holbein qui arrive. Son costume sombre est maculé de fange et son visage, d’ordinaire bronzé, est à présent noir de saleté. Acclamé par une foule toujours plus nombreuse malgré la pluie, il étonne par son état de fraîcheur. Dans les heures qui suivront, Holbein mettra Mills au défi de faire la course dans l’autre sens le dimanche suivant. Ce dernier déclinera, mais améliorera sa marque sur les 1.385 kilomètres de Land's End à John o'Groats en octobre. Malgré d’autres exploits, le natif de Paddington affirmera toujours que son plus bel accomplissement était sa victoire dans Bordeaux-Paris. Holbein se consacrera quant à lui bientôt à la natation, échouant à trois reprises dans sa tentative de record de traversée de la Manche.

Classement avant la disqualification de Renault

Alors que la pluie battante a enfin cessé, Bates et Edge arrivent comme ils ont fait la course : ensemble. Ils ne sont départagés que pour la forme, n’ayant pas cherché à sprinter. Enfin, à 13h15, apparaît Jiel Laval, le premier français. « Vive Laval ! Vive Bordeaux ! Vive la France ! » Les quelques centaines de personnes encore présentes font un accueil enthousiaste au bordelais, qui sourit de son bon sourire franc, serre les mains de ses amis venus l’accueillir puis disparaît à son tour. Au total, dix-neuf coureurs rallient Paris dans le délai de cinq jours. Le dernier, Joseph Jouve, arrive tout juste quatre jours après être parti. Un vingtième coureur, Georges Juzan, arrivera plus de 12 heures après la clôture du contrôle, devenant le premier coureur hors-délai de l’histoire. 

Au terme de ce week-end historique, la presse généraliste s’empare largement du sujet. Même les journaux qui dénigrent habituellement la rubrique sportive évoquent cette épreuve devenue trop populaire pour en priver leurs lecteurs. Le Véloce-Sport, lié à l’organisation, s’enorgueillit d’avoir mis sur pied une « course à jamais célèbre ». En Angleterre, l’enthousiasme est comparable : The Cyclist, Wheeling, Bicycling News, Cycle Records… Toutes les revues spécialisées du pays jubilent devant le triomphe des leurs, sans oublier de rendre hommage à cet évènement sans précédent.

Conformément au souhait profond de ses organisateurs, ce Bordeaux-Paris a eu d’immenses répercussions dans la société française. Légitimée par une presse qui l’avait souvent décriée, la bicyclette est désormais vue comme un moyen de locomotion fiable, sûr, rapide et sain. A cet effet, cette course et celles qui suivirent firent plus pour la promotion du vélo que toutes les professions de foi et toutes les réclames du passé. Les ventes des maisons de cycles connaissent un boum inédit. Un mois après la course, les cycles Clément sont encore dans l’incapacité de répondre à la demande malgré une production accélérée. De son côté, la presse spécialisée a vu ses ventes s’accroître sensiblement dans les semaines entourant l’évènement. Le Petit Journal, avec Paris-Brest-Paris en septembre, et la Revue des Sports, avec Paris-Dieppe-Paris en octobre, ne tardent pas à surfer sur la vague, conscients du pouvoir commercial de ces courses promptes à passionner les foules. L’année suivante, c’est Liège-Bastogne-Liège qui suivra, puis toutes les grandes courses qui font la richesse du calendrier actuel.

Surnommée la Doyenne ou le Championnat du Monde Officieux, Bordeaux-Paris fut longtemps la plus prestigieuse des classiques. Elle avait tout pour elle : l’ancienneté, le palmarès, la dureté… Si elle n’est aujourd’hui qu’un souvenir – la faute à un format incompatible avec le cyclisme moderne – il ne faut pas oublier ce qu’elle a représenté. N’oublions pas, non plus, ses héros de la première heure. Le temps, plus cruel des ennemis, efface les gloires les plus grandes aussi sûrement que tout le reste. Né en 1878, le Le Véloce Club Bordelais ne survivra qu'un an à sa création. Mais la flamme qu'il avait allumé éclaire encore aujourd’hui le cyclisme sur route…

Les pères fondateurs en 1911 : Jiel Laval, Maurice Martin, Pierre Rousset, Théodore Léveilley et Fernand Panajou

* Terme imaginé l’année précédente par Maurice Martin pour désigner les vélocipédistes peu respectueux du code de la route. Par extension, tous les cyclistes qui ne sont pas coureurs
** Ancien coureur de renom, Duncan était le directeur de la succursale parisienne des cycles Humber, dont est équipé Mills

Par David Guénel ( davidguenel)
Toutes nos chroniques historiques sont à retrouver ICI

Rejoignez-nous