Lucien Petit-Breton : « Comment j’ai remporté le Bol d’Or 1904 »

Lucien Petit-Breton : « Comment j’ai remporté le Bol d’Or 1904 »

Le prometteur Lucien Petit-Breton (21 ans) nous gratifie de sa prose pour revenir sur les circonstances de son triomphe dans le Bol d’Or. Qu’il en soit ici remercié !

Présentation du Bol D’or

"Peut-être est-il utile, dans un premier temps, de rappeler le règlement de cette épreuve, pour les lecteurs qui ne suivraient la piste que de loin… Ce règlement est d’ailleurs des plus simples, puisque le coureur déclaré vainqueur est celui qui couvre la plus longue distance en 24 heures. Depuis la création de l’épreuve en 1892, la formule a parfois changé et fut tantôt disputée derrière entraîneurs humains, tantôt derrière motocyclettes. Cette année, la course s’est déroulée intégralement derrière tandems.

Nous étions treize concurrents au départ en ce 13 juillet. En toute humilité, je puis dire que je faisais partie des outsiders les plus sérieux, au même titre que Léon Georget ou Edouard Wattelier. Mais celui qui avait la faveur des pronostics n’était autre que George Leander, arrivé dix jours plus tôt des Etats-Unis spécialement pour l’occasion. Enfin, je me dois également de signaler la participation de mon frère ainé Paul, qui était surtout là pour m’aider. Mon petit frère, Anselme, faisait quant à lui partie d’une de mes équipes d’entraîneurs.

Pour ma troisième participation, je ne visais rien d’autre que la victoire. Car le Bol d’Or et moi, c’est une histoire compliquée ; j’aime cette compétition, mais je n’y ai pas été très heureux lors de mes deux premières participation. Jugez plutôt : encore trop tendre en 1902, je laissai Constant Huret mener la course à sa guise et terminai second. L’année passée, j’avais parfaitement préparé mon affaire. Hélas, une chute dès la quatrième heure de course me fit perdre du temps et, surtout, m’ôtai tout moral. Il fallait toute la force de persuasion de mon entraîneur Calais pour que je restasse en piste. Mais, sans espoir de victoire, je me livrai à quelques facéties. J’arrachai ainsi un menu de restaurant des mains d’un spectateur du premier rang et me mis à le détailler en pédalant. Puis, je m’assis à une table pour déjeuner. Une attitude qui me valut la sympathie du public, mais non point celle du journaliste Géo Lefèvre qui, dans son papier du lendemain dans L’Auto, me décrivait comme un coureur de « seconde catégorie ». C’est aussi pour lui répondre que je n’escomptais rien d’autre que la victoire cette année.

Hunter, mon manager, et mon frère Paul s'occupent de mon autre frère Anselme. Je suis derrière, songeur...

 

A 22h30, le coup de feu est donné par Monsieur Guéroult, le starter du vélodrome Buffalo. Au départ, c’est la ruée pour prendre la roue de nos entraîneurs… Pour ceux qui en ont car quelques participants aux finances fragiles ne peuvent se permettre de payer une, deux ou trois équipes de tandems. Sitôt derrière les miens, je place un de ces démarrages dont j’ai le secret. En plus d’accélérer vivement, je pousse quelques cris de bête sauvage, une habitude que j’ai depuis longtemps et qui fait les délices du public et des journalistes. Mon idée est d’essayer de prendre un tour à tout le monde dès le début, mais malgré quelques attaques féroces, Leander et Georget suivent bien. Derrière, par contre, c’est la débandade et notre trio compte rapidement plusieurs tours d’avance sur la concurrence. La première heure est rondement menée, à tel point que nous battons le record de l’épreuve avec 45,5 kilomètres parcourus lors des soixante premières minutes. Dans l’heure suivante, Laender essaie à plusieurs reprises de s’échapper, tout comme moi, mais nous sommes encore frais et vigilants, et personne n’y parvient. Lors de la troisième heure, je vois Leander se tenir la jambe droite. Une crampe ! Il descend de vélo pour se faire masser puis, alors qu’il remonte en selle, il semble connaître quelques problèmes de vélo et doit en changer. Quand il revient finalement en piste, la mine défaite, il a déjà plus de treize kilomètres de retard sur Léon et moi. Les déboires de Leander ont coïncidé avec l’abandon de mon frère Paul. Il était déjà loin, et estimait certainement qu’il me serait plus utile dans la cabine aux côtés de mon entraîneur.

Instants cruciaux

Et nous tournons, encore et toujours. Boucler par centaines des tours de piste de 300 mètres est d’une affreuse monotonie, c’est d’ailleurs pourquoi je suis sans cesse à l’attaque, au grand désespoir de mes entraîneurs qui me demandent toujours de réfréner mes ardeurs. Nous sommes au milieu de la nuit. Pourtant, les tribunes du Buffalo sont encore bien garnies. Elles ne contiennent bien évidemment pas les 8.000 personnes qu’elles accueilleront pour l’arrivée, mais beaucoup ont tenu à rester dans l’espoir de voir de l’action. Et nous essayons de leur en donner pour leur argent, malgré la fatigue, en nous attaquant régulièrement. Léon dans son style saccadé, assez inesthétique au demeurant, mais terriblement efficace. Avec lui, impossible de savoir si la forme est là ou pas, il semble toujours à la peine et est pourtant l’un des plus rudes gaillards de notre corporation, aussi bien sur route que sur piste.

Le résultat de ce type d’épreuves de longue haleine se décide souvent dans quelques moments-clés, qu’il s’agit de négocier finement. Lors de ce Bol d’Or, le premier de ces moments est survenu lors de la sixième heure… Il y eut d’abord l’abandon de Laender. Et je dois avouer, à ma grande honte, que je n’étais pas mécontent de voir le Yankee subir une malchance qui me poursuit également quand je me rends à New York pour y disputer la grande course des 6 jours. C’est aussi durant cette heure que Léon s’est brièvement retrouvé sans entraîneur. Au prix d’une attaque sèche et d’une impitoyable course-poursuite, je parvins à lui prendre un tour. De nouveau roue dans roue, j’avais désormais sur lui un avantage psychologique non négligeable.

Vers huit heure et demie du matin, alors que la chaleur est déjà palpable, je descends de mon vélo une première fois. Je me dirige, tout engourdi, vers ma cabane ou je m’affale sur une chaise. Tandis que mon entraîneur Hunter me masse longuement, mes frères tentent de me réconforter. Ils savent trop bien combien sentir la victoire m’échapper peut me faire abandonner toute volonté. Lorsque je reviens en piste, je compte treize tours de retard sur Léon Georget. Je broie du noir. Si Léon ne descend pas de vélo, je n’ai plus aucune chance de gagner. Mais surtout, ce massage ne m’a fait qu’un bien modéré et je me sens de plus en plus mal. Le soleil, qui cogne terriblement ce matin, me fait défaillir. Vers 11h, je descends une nouvelle fois de vélo, et mes frères doivent me soutenir pour me conduire jusqu’à ma cabine. Pour tout dire, je ne me souviens quasiment pas de la demie heure qui a suivi, j’étais affreusement mal et voulais simplement renoncer. Renoncer et dormir. En me voyant dans cet état d’esprit, mes frères coururent chercher le journaliste Charles Ravaud, qu’ils trouvèrent assoupi à l’ombre du buffet. Nous avions justement parié 10 francs au début de l’épreuve que je gagnerais. Enfin, Charles avait parié contre ma victoire, pour me piquer au vif. C’est encore ce qu’il va faire en me voyant au bord de l’abandon. Titiller mon orgueil est chose efficace, car j’en ai toujours à revendre, même quand je suis au plus mal. Après une discussion décousue, je lui affirme qu’il n’a pas encore ses 10 francs et je me remets en selle. Quand je reviens dans la danse, il fait 40°, et les rares coureurs en train de tourner le font à un rythme de sénateur. Je constate que Léon n’est plus dans le jeu. En me voyant sur la pelouse centrale, Il a estimé qu’il pouvait s’octroyer un petit repos, et c’est en rigolant qu’il me voit reprendre la course. Comme à son habitude, il tient à la main un godet de vin de Loire. Sa passion pour le pinard, spécialement celui de petite qualité, lui a valu le surnom de Gros Rouge, qu’il accepte presque comme un compliment. Malgré le retard que j’ai accumulé, mon moral est comme le soleil, au zénith ! Je pédale comme un dératé, réveillant une foule aussi accablée de chaleur que d’ennui. A chaque tour, mon équipe m’arrose avec la pompe à pneus. Ça fait un bien fou ! Me voyant tourner comme à la première heure, Léon fini par enfourcher son engin, mais il n’a pas l’air dans son assiette, ne parvenant même pas à s’accrocher à ma roue. Il renonce bientôt pour aller s’endormir. Lorsqu’il revient, aux alentours de 13 heures, ce ne sont plus 13 kilomètres d’avance qu’il possède, mais 13 kilomètres de retard ! Et pour bien lui montrer comme je marche, je lui prends un tour dès son retour, pour lui saper le moral. Le tout accompagné d'une marseillaise jouée par la fanfare du vélodrome. Ne sommes-nous pas le 14 juillet... Vers 16 heures, Max, le speaker, annonce les résultats de l’étape du Tour de France et la victoire d’Aucouturier, vainqueur de Bordeaux-Paris l’an dernier. L’ovation pour saluer la victoire du Terrible est immense et me rend presque jaloux...

Les dernières heures sombrent dans la routine, Léon et moi ne descendons plus guère de vélo. Le petit Arthur Vandersuyft est passé troisième, ce qui n’est pas une mince performance, lui qui ne dispose d’aucun entraîneur. Enfin, à l’orée de la vingt-quatrième et dernière heure, le vélodrome se réveille. Tous les coureurs encore en lice - nous ne sommes plus que six - sont sur leur vélo pour faire bonne figure. Le dernier tour est parcouru au sprint, que je mets un point d’honneur à gagner. J’ai bouclé 852 kilomètres lors de ce Bol d’Or, battant le record de Costant Huret de plus de 22 kilomètres. Me voilà donc avec en poche la plus belle victoire de ma carrière depuis mon arrivée en France. J’avais certes été sacré champion d’Argentine en 1901, mais vous conviendrez que les deux performances ne sauraient être comparées.

Cinq minutes après l'arrivée, nous pausons, plus morts que vivants. Je suis à gauche, viennent ensuite Georget, Vanderstuift, Muller et Laeser

Je compte dorénavant m’attaquer au vieux record de l’heure sans entraîneur, détenu par l’américain Willie Hamilton depuis 1898. D’aucuns estiment sa marque de 40,781 kilomètres imbattable, doutant même de sa validité puisqu’elle fut établie loin de chez nous, à Denver. Je pense quant à moi être en mesure de la battre, René Pottier a bien parcouru 40,08 km en octobre dernier… Ensuite, il sera temps de me mettre sérieusement à la route car je pense avoir les aptitudes pour y briller. C’est pourquoi je vous annonce solennellement mon intention de participer à mon premier Tour de France dès l’an prochain ! "

Témoignage fictif recueilli par David Guénel ( davidguenel)
Toutes nos chroniques historiques sont à retrouver ICI

Rejoignez-nous