Francisco Cepeda, première victime du Tour de France

Francisco Cepeda, première victime du Tour de France

1935, le Tour de France est un événement incontournable. Créée en 1903, voilà déjà longtemps que l’épreuve française est devenue la plus emblématique du sport cycliste. Après trois décennies de joies et de peines, survient la première tragédie de la course : dans les tortueux lacets du col du Lautaret, le coureur espagnol Francisco Cepeda fait une chute mortelle et inscrit son nom, bien malgré lui, dans la légende noire de cette compétition qu’il chérissait tant.

Un accident aux circonstances floues

En cet ensoleillé jeudi 11 juillet 1935, la 7ème étape du Tour de France s’élance d’Aix-les-Bains en direction de Grenoble. Le Belge Romain Maes s’accroche à son maillot jaune depuis le premier jour, mais il est conscient que le Français Antonin Magne devrait lui ravir le soir même. L’étape, longue de 229 kilomètres, promet d’être difficile, avec notamment la terrible ascension du Galibier par le Télégraphe. La course se décante rapidement, et c’est au sein d’un peloton relativement restreint que le grimpeur basque Francisco Cepeda franchit le sommet du Galibier. La descente est rapide, et tandis qu'il aborde l’un des derniers virages, l’infortuné coureur perd le contrôle de son engin et fait un vol plané, entraînant l’Italien Adriano Vignoli dans sa chute. Inconsidérément remis en selle par quelques spectateurs, il s’effondre quelques mètres plus loin. Transporté à l’hôpital de Grenoble dans un état critique, le bilan du blessé est lourd : traumatisme crânien, fracture de la clavicule, de l’humérus… Une trépanation est aussitôt réalisée, sans résultat. Alors que le Basque lutte contre la mort, le peloton poursuit sa route dans l'ignorance la plus complète. Ce jour-là, c'est Francesco Camusso qui remporte l’étape. L'Italien abandonnera le Tour au cours de la 15e étape, renversé par une voiture suiveuse. Au soir de l'étape, les journaux français s'attarderont longuement sur les déboires d'Antonin Magne, mentionnant à peine la chute de Cepeda.

A l’hôpital, le coureur accidenté reste plusieurs jours entre la vie et la mort, appelant sa mère dans un état d’inconscience dont il ne sortira plus. Arrivé en catastrophe du petit village de Sopuerta, Gerardo Cepeda aura juste le temps de recueillir le dernier soupir de son frère avant que celui-ci ne s’éteigne le 14 juillet à 20h15, trois jours après sa chute. La nouvelle de la tragédie saisit le peloton lors de son escale à Nice, le plongeant dans le désarroi devant cet événement aussi tragique qu’inédit.

Malgré les velléités du patriarche Henri Desgrange de rapidement tourner la page, la polémique enfle. Que s’est-il réellement passé dans la descente du Lautaret ? La version officielle est sans ambigüité : la chute a été causée par une crevaison du pneu avant. Toutefois, des voix s’élèvent pour remettre cette version en cause. On rappelle que Gustave Danneels et le favori Antonin Magne ont tous deux été contraints à l’abandon lors de cette même 7e étape, renversés par des voitures de l’organisation. On évoque, dans le clan espagnol, des blessures incompatibles avec une simple chute, aussi violente soit-elle, notamment des hématomes au niveau des bras, des mains et des jambes. A telle enseigne qu’une enquête pour homicide involontaire sera ouverte trois mois après le drame. Les enquêteurs de la police grenobloise recueilleront alors des témoignages pour le moins troublants : Un jeune boulanger et un supporter italien affirment tous deux avoir vu un véhicule rouge de la caravane percuter le coureur. Mais, devant certains aspects contradictoires des témoignages obtenus, les investigations ne pourront aller plus loin. Comment ne pas évoquer également les innombrables déjantages ayant eu lieu les jours précédents, causes de multiples chutes et abandons ? Rappelons qu’à l’époque, l’organisation fournit aux coureurs grande partie de leur matériel, et qu’en cette année 1935 sont instaurées les jantes en duralium (alliage d'aluminium, cuivre, magnésium et manganèse). Légères, elles ont l'inconvénient de chauffer facilement, favorisant ainsi l'arrachage de l'adhésif qui les relie aux boyaux. Le nombre de chutes consécutives aux déjantages est tel que la presse généraliste s’empare du scandale et qu’avant la fin de l’épreuve les jantes en bois font leur retour. Décision prise avant Paris, mais pas avant Grenoble, pour le malheur de Francisco Cepeda. Lui-même avait d’ailleurs déjanté une première fois au cours de l’étape qui lui fut fatale… Alors, crevaison ? Déjantage ? Ou collision avec une voiture ? En l’absence d’autopsie et d’examen du vélo du champion espagnol, la vérité ne sera jamais connue, mais il est quasi certain que la version servie par Henri Desgrange pêchait, au mieux, par ignorance.

Le succès de la souscription lancée par les coureurs pour le rapatriement de la dépouille de l’Espagnol vers sa terre natale apporte la preuve de la solidarité existante entre les coureurs. De son côté, José Gervais, sélectionneur de l’équipe d’Espagne, demande à ses quatre poulains encore en course de se retirer du Tour en signe de deuil. Ces derniers rejettent vigoureusement la requête, arguant que seule leur fédération peut leur intimer l’ordre d’abandonner et qu’eux ne souhaitent désormais rien tant que rallier Paris pour rendre hommage à leur compatriote. Ce qui sera fait.

Francisco Cepeda, un parcours atypique

Enfant d’un couple de commerçants, « Paquillo » naît le 9 mars 1906 et est élevé au sein d’une fratrie de six frères et sœur. Avec des parents membres de la petite bourgeoisie locale, Francisco ne grandit pas dans le besoin, contrairement à la plupart de ses confrères cyclistes. En mesure, économiquement et intellectuellement, de poursuivre des études, le garçon ne se fait pas prier et embrasse la carrière de juge municipal. Mais sa vraie passion, c’est le vélo. Surnommé El Negro pour son teint très mat, le gamin s’entraîne sur les routes rocailleuses des environs de Bilbao, bravant le temps et les routes, qui se font souvent mauvais dans cette région. Il prend régulièrement le prétexte d’une visite chez sa cousine favorite, Teresa Nistal, pour faire tourner les jambes et avaler les 60 kilomètres nécessaires pour faire l’aller-retour. Encouragé par ses frères, qui devinent chez lui des aptitudes pour le sport de haut niveau, Francesco participe bientôt à ses premières courses et y acquiert une renommée qui ne reste pas locale bien longtemps.

Francisco Cepeda (2e en haut à gauche) entouré de sa famille. Photo : Gil del Espinar / Cronica

Professionnel dès l’âge de 19 ans, il mène durant quatre ans sa carrière de coureur cycliste de front avec celle de juge municipal. En 1929, conscient de devoir faire un choix, il s’oriente naturellement vers le cyclisme, malgré l’opposition farouche de son père, qui n’a jamais pu comprendre comment son fils pouvait préférer la situation précaire de coureur cycliste à celle de juge, tellement plus sage et confortable. En concentrant ses efforts sur la bicyclette, Paquillo n’a qu’un but : participer au Tour de France, cette course mythique et inaccessible. Grâce à des résultats probants, le coureur obtient sa sélection pour le Tour avec l’équipe d’Espagne dès 1930. Il le finira à une encourageante 27e place, couronnant notamment le Galibier en 2e position derrière son illustre coéquipier Vicente Trueba. L’année suivante, il reviendra sur le Tour et sera le seul membre de l’équipe d’Espagne, cantonné au statut de touriste-routier.

Suivront trois années difficiles pour le coureur : victime d’une septicémie, il fera des apparitions épisodiques en compétition, et finira par mettre un terme à sa carrière pour retrouver son poste de juge. Le jeune homme est aussi affable dans ses fonctions officielles que téméraire en course. Il est unanimement respecté dans sa commune de Sopuerta pour son habileté à résoudre les litiges avec une grande diplomatie. Mais le virus du cyclisme est plus résistant encore que l’infection de la septicémie, et Cepeda n’a pas fait son deuil de sa carrière sportive. Fin 1934, à 28 ans, il se décide : l’année suivante, il quittera pour la deuxième fois le monde judiciaire pour se consacrer au vélo. L'objectif n'a pas évolué, il s'agit de recourir la ronde française et d’évacuer la frustration des abandons lors des deux éditions auxquelles il a participé depuis 1930. Cepeda le sait, il peut prétendre à mieux, ses qualités de grimpeur doivent lui permettre de rivaliser avec les meilleurs.

Il prend ainsi le départ du Tour d’Espagne fin avril, pour prouver à José Gervais qu’il aura sa place dans l’équipe nationale en juillet. 17e de la première Vuelta de l'histoire, il obtiendra en partie gain de cause, puisque c’est finalement au sein de l’équipe espagnole B qu’il se présentera en France. Dans les jours précédant son départ pour l’Hexagone, son père fera tout pour le dissuader de partir. Mais la passion que son fils éprouve pour son sport et cette attirance quasi mystique qu’il ressent pour le Tour de France seront les plus fortes. A ses autres fils qui défendaient leur frère cycliste, Agustín Cepeda lança alors cette invective aux allures funestes : « Vous allez l’envoyer à la mort ! Paco n’est pas en condition de faire le Tour, il faut qu’il se consacre à d’autres activités que le vélo ». Fauché à 29 ans dans des conditions mystérieuses, ce coureur apprécié pour sa jovialité, son intelligence et sa modestie, sera au moins épargné des affres de la guerre civile qui frappa ses compatriotes tout juste un an après sa disparition. Son ami journaliste, Manuel Serdan, n’en doutait pas : si l’on avait dit à Francisco Cepeda qu’il devait mourir sur un vélo, il aurait certainement choisi le Tour et les routes du Galibier pour s’exécuter...

Le père et les frères de "Paquillo" lisent quelques télégrammes de condoléances - Photo : Cronica

Par David Guénel ( davidguenel)

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