Emiliano Alvarez, le mystérieux dossard n°3 de la première Vuelta

Emiliano Alvarez, le mystérieux dossard n°3 de la première Vuelta

« Quel roman que ma vie ! » Si la formule de Napoléon semble, de prime abord, mal correspondre à un obscur coureur espagnol, force est pourtant d’admettre qu’elle siérait assez à Emiliano Alvarez. Car cet homme a vécu plusieurs vies. Coureur cycliste reconnu en Europe, il devient simple migrant au gré des conflits européens du cœur du XXe siècle. C’est finalement au Chili qu’il réapparaîtra*, vivant toujours de sa passion pour le cyclisme. Retour sur la trajectoire insolite d’un des cinquante participants de la première Vuelta de l’histoire…

Une jeunesse hors des radars

Disons-le sans ambages, on ne sait rien de la jeunesse de l’Espagnol, si ce n’est ce que veut bien nous en dire son acte de baptême, à savoir qu’il est né le 25 octobre 1912 dans la commune basque d’Errenteria. C’est maigre. La famille Alvarez n’a laissé aucun souvenir dans la commune. Sans doute n’a-t-elle pas vécu très longtemps sur place. Avec un père de famille tailleur de pierre, il est vraisemblable qu’elle ait dû déménager régulièrement pour que Francisco, le père, puisse exercer sa profession. Peut-être même ont-ils franchi la frontière française, distante d’une dizaine de kilomètres seulement ? Cela expliquerait pourquoi on retrouvera Emiliano sous les couleurs d’une équipe française au début de sa carrière. Mais laissons-là les supputations, et concentrons-nous sur les faits. Faisons donc défiler la bande de l’existence d’Emiliano jusqu’à arriver, justement, au début de sa carrière. Il fait ses premiers pas de coureur professionnel en 1932, remportant presque aussitôt sa première victoire, sur une étape du tout jeune Tour de Valence. L’année suivante, il affiche ses progrès, gagnant une nouvelle étape et se classant 2e du général de cette même compétition. Âgé de seulement 21 ans, il s’affirme alors comme l’un des meilleurs coursiers de son pays. Les trois saisons qui succèdent ne font que consolider sa trajectoire ascendante : victoires sur Bordeaux-Angoulême ou sur la Classique d’Ordizia, deux courses d’importance où, à chaque fois, il devance nettement ses poursuivants à la faveur de ses grandes qualités de rouleur. Preuve qu’il propose un profil complet, il termine également 2e meilleur grimpeur du Tour de Catalogne en 1934.

Paré du dossard 3, le jeune coureur est de la grande aventure que représente le premier Tour d’Espagne de l’histoire. Accompagné de 49 concurrents, il s’élance de Madrid le 29 avril 1935 pour un périple de 3.500 kilomètres à travers la péninsule ibérique. Il ne s’y signalera guère que par une quatrième place lors de la 2e étape avant de devoir abandonner, victime d’un furoncle fâcheusement situé. Malgré cet abandon, il est sélectionné dans l’équipe d’Espagne pour le Tour de France deux mois plus tard. Las ! Il reste sérieusement handicapé par la blessure qui l’a contraint de se retirer de la Vuelta. Après avoir été repêché pour être arrivé hors-délai (le 14 juillet, jour du décès de son coéquipier Francisco Cepeda), il rend finalement son dossard au cours de la 12e étape.

1936, l’année charnière

Le fait de gloire de la carrière du Basque sera indiscutablement sa victoire d’étape à Madrid lors de la dernière étape du Tour d'Espagne 1936. Échappé durant de nombreux kilomètres, il parviendra à résister au retour de ses poursuivants pour devancer ses compatriotes Julian Berrendero, meilleur grimpeur du Tour quelques semaines plus tard, et Vicente Trueba, meilleur coureur espagnol de l’époque. Viendra ensuite le Tour de France, au départ duquel il se présentera dans des dispositions physiques nettement plus favorables qu’un an auparavant. Il finira l’épreuve à la 24e place du classement général. Mais, à l’été 36, l’essentiel est ailleurs : au cours de la Grande Boucle éclatent, Outre-Pyrénées, de furieux combats entre Républicains et Nationalistes. Combats qui se transforment bientôt en guerre civile. Alors que la plupart de ses coéquipiers font le choix de regagner leur terre natale, Emiliano Alvarez, qui partageait jusqu’alors sa vie entre France et Espagne, décide de s'installer définitivement dans l’Hexagone. Il ne verra plus jamais le pays qui l'a vu naître... Quelques semaines après le Tour, il se marie à Pau avec Henriette Cambeilh, jeune femme native du Pays Basque français.

Au cours des trois années suivantes, Emiliano poursuit sa carrière de coureur cycliste, même si les circonstances l’empêchent désormais de disputer la moindre course en Espagne. Il se contente donc de courir en France, disputant de nouveau le Tour en 1938 sous les couleurs espagnoles. Son dernier résultat connu en Europe est une victoire sur le Circuit des Cols Pyrénéens, en 1939.

Deuxième exil

Malheureusement, la guerre rattrape de nouveau notre homme. L'invasion de la France par l'Allemagne le pousse à un nouvel exil, bien plus lointain. Séparé de son épouse, il prend la mer seul et gagne une ville chère à Lucien Petit-Breton, Buenos Aires. Il y poursuit, bon gré mal gré, sa carrière de coureur, malgré la confidentialité dans laquelle est confiné le cyclisme sur le continent sud-américain. Au gré des courses et des cachets, le voilà désormais au Chili au début de l'année 1944. Si le pays n’est pas réputé dans le monde du vélo, ce sport y jouit d’une véritable passion parmi certains de ses citoyens. Lorsqu’Emiliano franchit la Cordillère, le cyclisme chilien s’ouvre tout juste à l’international, profitant notamment de l’émigration de certains coureurs européens fuyant le conflit qui détruit leur continent. C’est dans ces circonstances qu’Alvarez donne ses premiers coups de pédale dans le pays du Pacifique, faisant rapidement étalage de ses qualités de pistard, notamment lors des courses à élimination.

En mars 1945, sans aucun entrainement spécifique, il se présente à la première grande course sur route organisée dans le pays sud-américain : 2 étapes longues de 150 km, reliant en aller-retour la station balnéaire de Viña del Mar et la capitale Santiago. Il s’y impose de peu, devant le local Carvajal. Mais plus que sa victoire, ce sont les facultés de récupération invraisemblables du vainqueur qui impressionnent les observateurs. En effet, le lendemain, dès 5 heures du matin, il commence sa journée de chauffeur-livreur, sans montrer le moindre signe de fatigue. Bien que talentueux, le champion européen ne peut en effet vivre grâce au seul cyclisme dans son nouveau pays. La disparité des conditions de course entre le Chili et le Vieux Continent n’eurent d’ailleurs de cesse de surprendre le natif d’Errenteria les premières années. Il n’était par exemple pas rare de voir vaches et moutons barrer la route du peloton lors des meilleures courses chiliennes. Mais l’Espagnol, devenu Français puis Chilien d’adoption, faisait contre mauvaise fortune bon cœur. Il se montrait ravi de pouvoir participer activement au développement du sport cycliste au pays de la Terre de Feu. C’est pourquoi il n'hésita pas, à la fin de sa carrière cycliste, à embrasser la fonction de formateur et d’entraineur au sein de l’un des meilleurs clubs du pays : L’Union Española de Valparaiso. Dans le même temps, sa carrière dans le transport routier se déroulait au mieux et lui permettait de vivre tout à fait à l’aise. Il était  devenu un petit entrepreneur aux finances saines et à la clientèle bien établie. Au cours des années 1960, définitivement installé en Amérique Latine, Emiliano devint également sélectionneur de l’équipe nationale, et milita activement pour que le poste dispose d’un temps complet. Observateur privilégié du cyclisme chilien, il affirmait que les coureurs nationaux n’étaient pas dénués de qualités mais avaient besoin de conseils, notamment techniques et stratégiques. Il n'aura de cesse de regretter les difficultés du Chili pour exporter ses talents. Aujourd'hui encore, le pays a du retard sur ses "voisins" de Colombie ou d'Argentine, malgré des infrastructures routières d'excellente qualité ; malgré, surtout, un important noyau dur de passionnés de la petite reine.

Emiliano Alvarez fait la une de la revue Estadio. 
Crédit photo : Estadio, photo sélectionnée par  José Vasquez Vallejos

Emiliano Alvarez, un sacré personnage !

Doté d’une faconde intarissable, Alvarez aimait à rappeler la façon dont il avait sauvé la vie du pilote automobile italien Tazio Nuvolari (4 victoires en GP) en 1938 : simple spectateur lors du Circuit de Pau, il fut le témoin immédiat de la sortie de route de Nuvolari. Grand admirateur de l’Italien, le coureur courut à sa rescousse et parvint, avec le concours d’un autre spectateur, à le sortir de l’habitacle alors qu’un incendie s’y propageait et que le pilote était coincé par sa ceinture de sécurité. Une version servie au Chili et sans doute fortement arrangée par le coureur puisque le pilote s'était semble-t-il extrait seul de son bolide...

Il se vantait également d’avoir aidé Gino Bartali à remporter la 2e étape du Tour de Pays Basque en 1935. Lorsqu'il s'aligna sur l'épreuve espagnol, l’Italien était alors un parfait inconnu, n’affichant que 20 ans et 5 victoires au compteur. Au cours de cette étape, Gino le Pieu perdait pied et se faisait décramponner du groupe de tête. Son directeur sportif, qui se trouvait être un ami d'Emiliano, demanda à ce dernier d’attendre son poulain. "Remorqué" par l’Espagnol, Bartali parvint alors à revenir sur le groupe de tête, se refaire la cerise, attaquer, et remporter l’étape puis le Tour de Pays Basque, son premier succès lors d'une course à étapes...

La trajectoire de cet homme s’est achevé un peu comme elle avait commencé, dans l’anonymat le plus complet. Quasiment oublié tant au Chili qu’en Europe, il meurt d’un arrêt cardiaque à Viña del Mar le 1er juin 1987, à l’âge de 74 ans... Malgré deux exils, Emiliano Alvarez aura donc fini ses jours sous un régime dictatorial. Une concession faite à ses profondes convictions moins due à son âge avancé qu'à son amour pour son pays d'adoption.

Alvarez (à droite) aux côtés de l'italien Bruno Loatti, vice-champion du monde de vitesse 1938
Crédit photo : Estadio, photo sélectionnée par José Vasquez Vallejos

 

Par David Guénel ( davidguenel)
Toutes nos chroniques historiques sont à retrouver ICI

*Nous remercions chaleureusement José Vasquez Vallejos (Historia del Ciclismo Chileno) pour ses recherches sur la partie chilienne de la vie d'Emiliano Alvarez.

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